Textes chleuh de l'Oued Nfis
par L. Justinard
in Mémorial Henri Basset. Nouvelles études nord-africaines et orientales, publiées par l'Institut des hautes études marocaines. I. II. Tome 18. Librairie orientaliste Paul Geuthner (Paris). 1928
in Mémorial Henri Basset. Nouvelles études nord-africaines et orientales, publiées par l'Institut des hautes études marocaines. I. II. Tome 18. Librairie orientaliste Paul Geuthner (Paris). 1928
Inid willi tktit akw, mas ten ikkan
A ttisant is tga ddunit ghir agharas (Sidi Hammon) |
De tous ceux qui sont passés,
Hélas, si tu te souviens, Tu connaîtras que la vie n'est rien qu'un chemin. |
J'ai causé bien souvent avec Henri Basset des montagnes de l'Oued Nfis et de cette mosquée de Tinmel, enclose dans leurs gorges, qui est un des lieux les plus chargés d'histoire de toute l'Afrique berbère, et d'où il devait rapporter une de ces belles gerbes, présage d'autres moissons, qui rendent plus grands nos regrets.
Au premier voyage qu'il y fît — ce devait être vers 1922 — le pays de l'Oued Nfis n'avait pas bonne réputation, officiellement du moins. On disait que les gens du pays, à l'exemple de leur caïd, n'aimaient pas les étrangers et que cette hostilité rendait les voyages incertains, sinon dangereux.
Or le pays était très sûr. Et le caïd des Goundafa, qui de tout temps a mis son orgueil dans la sûreté du Tizi n Test, disait dans son rude langage : « On peut tuer et piller aux portes de Marrakech, mais on me demande compte, à moi, d'un pain de sucre volé en haut du Tizi n Test. » Pourquoi cette mauvaise réputation et si peu méritée ? Dieu seul sait la vérité.
À Marrakech où Henri Basset était venu me voir au passage, j'avais pu lui garantir le plus facile des voyages, ou tout au moins que les chefs du pays feraient tout pour le rendre facile. Et sa caravane reçut dans l'Oued Nfis le meilleur accueil. Et comme cet ami charmant était aussi un caractère, il eut la coquetterie d'en porter témoignage en tête de sa belle étude sur Tinmel. Combien de fois me l'a-t-il rappelé, avec son joli sourire, si jeune, ironique sans méchanceté, et qu'on ne peut se résoudre à croire effacé à jamais.
En souvenir d'Henri Basset et en hommage à sa mémoire, je veux tirer de mon herbier berbère, qu'il me pressait si gentiment d'ouvrir, et si souvent en vain, quelques vers qu'on chante dans les montagnes de l'Oued Nfis et une petite légende relative à la construction de la mosquée de Tinmel.
I. — UNE LÉGENDE DE L'OUED NFIS
Au premier voyage qu'il y fît — ce devait être vers 1922 — le pays de l'Oued Nfis n'avait pas bonne réputation, officiellement du moins. On disait que les gens du pays, à l'exemple de leur caïd, n'aimaient pas les étrangers et que cette hostilité rendait les voyages incertains, sinon dangereux.
Or le pays était très sûr. Et le caïd des Goundafa, qui de tout temps a mis son orgueil dans la sûreté du Tizi n Test, disait dans son rude langage : « On peut tuer et piller aux portes de Marrakech, mais on me demande compte, à moi, d'un pain de sucre volé en haut du Tizi n Test. » Pourquoi cette mauvaise réputation et si peu méritée ? Dieu seul sait la vérité.
À Marrakech où Henri Basset était venu me voir au passage, j'avais pu lui garantir le plus facile des voyages, ou tout au moins que les chefs du pays feraient tout pour le rendre facile. Et sa caravane reçut dans l'Oued Nfis le meilleur accueil. Et comme cet ami charmant était aussi un caractère, il eut la coquetterie d'en porter témoignage en tête de sa belle étude sur Tinmel. Combien de fois me l'a-t-il rappelé, avec son joli sourire, si jeune, ironique sans méchanceté, et qu'on ne peut se résoudre à croire effacé à jamais.
En souvenir d'Henri Basset et en hommage à sa mémoire, je veux tirer de mon herbier berbère, qu'il me pressait si gentiment d'ouvrir, et si souvent en vain, quelques vers qu'on chante dans les montagnes de l'Oued Nfis et une petite légende relative à la construction de la mosquée de Tinmel.
I. — UNE LÉGENDE DE L'OUED NFIS
(Texte chleuh.)
Illa yan urgaz, yuckad zgh Uzaghar ; ira yawn d Izlagen n Àammi Âhmed. Ira timzgida n Tinmel. Netta illa dars lxbar is attbnun lmàallmin. Yufa yan ujarif injern ifulkin. Inna: « Wa llah abla igh usigh ajarif ad attawigh i lmàallmin gh timzgida n Tinmel. » Yusit, s lqwdrat Illahi. Ifsus, isahel fellas. Aylligh lkmen Tikiwt, imnaggar gis ccitân, argaz ichben, isker tamart, iknu f uàkkaz. Imnaggar gh ugharas d walli yusin ajarif. Innas: « Mani trit s ghayad tusit ? » Innas: « A xuya, righ sers Tinmel. » Innas: « Tnfagam d làqal nnek, hâqqan ighwik îts. Timzgida n Tinmel kkigh tid, innas, tkemmel. Ghir lûh s uzru an tusit. » Ilûh sers. Yawn s dar timzgida. Yafin lmâllmin ar ukan bnnun. Inna: « La hêwla ula qwa ila billah. Argaz lli isxser yyi. » Iwrri dagh s uzru att yasi. Ilkemt id art ithâwel. Ur a sul izdâr. Ar yalla. |
(Traduction.)
Un homme venait de l'Azaghar. Il montait par les Izlagen n Ammi Ahmed. Il voulait aller à la mosquée de Tinmel. Il savait que les ouvriers étaient en train de la bâtir. Il trouva un beau morceau de roc bien taillé. Il dit : « Par Dieu, je vais soulever ce bloc et le porter aux ouvriers de la mosquée de Tinmel. » Il le souleva, par la puissance de Dieu. Le bloc était léger et facile à porter. En arrivant à Tikiout, il rencontra le Diable. C'était un vieil homme avec de la barbe, courbé sur son bâton. Il rencontra en chemin celui qui portait le roc et il lui dit : « Où vas-tu porter cela ? — Mon frère, je vais à Tinmel. — Ton esprit est-il troublé ou bien est-ce que tu dors ? La mosquée de Tinmel, j'en viens. Elle est terminée. Jette donc cette pierre que tu portes. » L'homme jeta sa pierre, il continua son chemin et monta jusqu'à la mosquée de Tinmel. Il trouva les ouvriers en train de la construire. Il dit : « Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu. Cet homme-là m'a trompé. » Il revint à son roc pour le porter. Il le retrouva, mais il ne put le porter. Et il pleura. |
II. — LA GÉOGRAPHIE POÉTIQUE DES CHLEUH
La poésie des Chleuh peut revêtir des aspects très divers. Il y a une sorte de géographie poétique.
Le poète errant, siâh, est naturellement un grand voyageur. Il chante souvent dans ses vers les lieux qu'il a parcourus. Il caractérise parfois d'un mot le pays ou les gens, en tire des comparaisons, fait des allusions à ses souvenirs de voyages, bons ou mauvais, aux jolies femmes, aux hôtes généreux ou avares.
En voici quelques exemples tirés du grand Atlas et en particulier de la région de l'Oued Nfis, au pays des Goundafa :
La poésie des Chleuh peut revêtir des aspects très divers. Il y a une sorte de géographie poétique.
Le poète errant, siâh, est naturellement un grand voyageur. Il chante souvent dans ses vers les lieux qu'il a parcourus. Il caractérise parfois d'un mot le pays ou les gens, en tire des comparaisons, fait des allusions à ses souvenirs de voyages, bons ou mauvais, aux jolies femmes, aux hôtes généreux ou avares.
En voici quelques exemples tirés du grand Atlas et en particulier de la région de l'Oued Nfis, au pays des Goundafa :
Ay Adrar n Dren [1] ar tattuyt ayellig termit,
Ikk ad Wirzzân afella, yader awn s akal. |
Tu as beau t'élever, montagne de l'Atlas,
À en être lassée, Ouirezzane te dépasse et te rabaisse à terre. |
Pour les gens de l'Oued Nfis, Ouirezzane est la plus haute des montagnes. Pourtant le col la franchit. D'où la petite leçon morale: il ne convient pas d'être orgueilleux, si élevé qu'on soit.
Izzûl Wicddan Wankrim, ar akkan ismmîden
A Tizi n Wirzzan wanna tnt ikkan ixatêr. — Iggut Wichddan, amzât agharas n Wunayn,
A bab n userdun umlil, ur ak usigh asawn Ula aksar, igh ak irmi tasit talhâmlt nnek. — Nekk ur gigh Gunayn ula ligh ult Unayn Ula qnegh aduku n walli ilan ult Unayn. Iggut ulgim, igrd akw tilli menàanim, Iger tend gh imzlag ur sul iqama yat. |
Ouicheddan fait la prière en regardant Ouankrim ;
Il envoie les vents froids vers le col d'Ouirezzane Qu'on a du risque à passer. — Ouicheddan est difficile, ô maitre du mulet blanc,
Prends le chemin d'Ounein. Je ne te garantis pas La descente ou la montée. Si ta bête est fatiguée Tu porteras son fardeau. — Je ne suis pas d'Ounein, n'ai pris femme d'Ounein Et ne porte pas au pied La sandale de celui qui prit femme d'Ounein. Ce n'est pas rien que la gaule. Elle va dans tous les coins, Atteint les plus malaisés et n'y laisse rien. |
Le couplet précédent est un dialogue qui se prête à beaucoup d'allusions. À la base il y a le fait local que le col d'Ounein est plus facile que celui d'Ouicheddane, souvent bloqué par la neige.
Un des chanteurs conseille à l'autre de modérer son désir. Lequel ? Toutes les suppositions sont permises.
« Prends le chemin d'Ounein », lui dit-il. « Ce n'est pas peu de chose que de passer Ouicheddane. »
Mais l'autre ne l'entend pas ainsi. Il n'a pas souci d'Ounein. « Ce n'est pas peu de chose non plus que la gaule, le bâton. » Ici encore une comparaison locale empruntée à la cueillette des olives, qui fait l'éloge du bâton...
Un des chanteurs conseille à l'autre de modérer son désir. Lequel ? Toutes les suppositions sont permises.
« Prends le chemin d'Ounein », lui dit-il. « Ce n'est pas peu de chose que de passer Ouicheddane. »
Mais l'autre ne l'entend pas ainsi. Il n'a pas souci d'Ounein. « Ce n'est pas peu de chose non plus que la gaule, le bâton. » Ici encore une comparaison locale empruntée à la cueillette des olives, qui fait l'éloge du bâton...
Allah iàawn, igat Rebbi tama n ugharas.
Allah iàawn, nekki af iga lfrêd awnt inigh Nekki llid yusin adâr s lmahâl nnun. A Lalla Àziza, bidd i rrwa nu senmilit Mkad inmala uzzal f imi n lmencar Mkad inmala yid iwhâyk f ughanim. Hayagh ar dagh nkerz, ngher i walli yusin Aman i Dra, yasi zzit n wasif n Sus. Nekkin da istaran snegh iqbilen àdelnin : Làilm i Fes, aman i Tassawt, amarg i Sus, L Fayja i rrîh, Alugum i lhânna d waman, Arraw n iselman i lbuhûr, itran i igenwan, Zzbib i Wad Nfis, axnif i Uzanif, Afulki d lhâjebt i Merrakec, ittiwbdar is Sbàat urijal n Marrakec ini tgnem Ad tenkerm, taghuyit iga tid ughrib ad felli Tasusem, aghrrabu gregh is i tadângiwin |
Dieu a mis le salut à côté du chemin.
Salut, Dieu vous assiste, il est d'obligation Pour moi, de vous le dire, à vous Chez lesquels mes pas m'ont conduit. Ô Lalla Aziza, viens en aide à mon aire, Tiens mes boeufs alignés, comme les dents de fer Au tranchant de la scie, comme le fil de trame Est le long du roseau qui tisse le haïk. Voici que je laboure encore et je veux invoquer celui Qui donne de l'eau à l'oued Draâ Et des oliviers à l'oued Sous. Moi qui ai voyagé, je sais les bons pays La science est à Fes, l'eau dans la Tessaout, Les chansons dans le Sous, Les vents dans la Feija, De l'eau et du henné au pays d'Alougoum, Les poissons dans la mer, les étoiles au ciel, Raisins de l'oued Nfis, burnous noirs d'Azanif. À Marrakech, dit-on, sont les belles cloîtrées. Sept patrons de Marrakech, levez-vous si vous dormez. L'exilé pousse des cris. Aidez-moi, car mon esquif Dans les flots je l'ai lancé. |
Voici des vers que chantait ironiquement le poète Sidi Hammou aux gens du val d'Agoundis [2] où il fait très froid :
Yuf jjahennama Agundis, irgha bàada netta ;
Yak darun ad gis illan d idrarn d waman ? |
L'enfer vaut mieux que l'Agoundis,
Au moins dans l'enfer il fait chaud ; Chez vous n'est-ce pas, il n'est rien Que des montagnes et de l'eau ? |
Un ancien chant d'ahouach des Aït Semmeg met dans la bouche des montagnards cherchant à ne rien payer à leur caïd cette description de leur montagne [3] :
Nekki ger ighuliden dêlanin agh ukan lligh;
Arukan fellagh izuzzur Wankrim aman; Yan izân lluz ar ifrru lkelfat. |
Moi, je ne suis qu'au milieu des hauts rochers ténébreux ;
Seul Ouankrim verse sur nous de l'eau en cascades ; Ceux qui ont des amandiers à secouer, Les impôts et les corvées, c'est à eux de les payer. |
Aman nger ighuliden swanin asmmîd
Sun agris idêr dagh fellasen wayyâd, Adagh ifka uhêbib, nssin as lxir. |
L'eau des hauts rochers buvant la glace et le vent
Et sur lesquels tombe encore la neige glacée, Mon ami me l'a donnée et je connais son bienfait [4] |
-- Iger n Kuris ayad, tawelkt inu mattid.
-- Mya bla kiyyi ad d ghlin ira tisent ; Mlad isasen akkagh aggurn ikkt in rêhlegh. |
— Ici, c'est Iger n Kouris. À moi l'outre aux provisions.
— Ils sont cent, sans te compter, Qui montent ici et voudraient du sel S'il fallait à chacun donner de la farine, Moi, je n'aurais plus qu'à déménager. |
La piste de Marrakech à Taroudant, par la vallée de l'Oued Nfis est très fréquentée. Dans ces pauvres villages de montagne, tous les voyageurs qui passent ne peuvent pas espérer trouver la nourriture. Iger n Kouris est un de ces gîtes, entre Kasbah Goundafa et Talat Yaqoub. Les vers qui précèdent sont un dialogue entre un voyageur qui y passe la nuit et un habitant du village. Le voyageur fait appel à son oùtre parce qu'il sait n'avoir rien à attendre du pays. Le montagnard explique qu'il ne peut pas, sans se ruiner, donner à manger à tous les passants. Mieux vaudrait quitter le pays.
Il a paru intéressant de recueillir ces quelques vers, brèves notations peut-être anciennes, œuvre de gens de ce pays, dont ils fixent quelques aspects d'une manière originale.
Il a paru intéressant de recueillir ces quelques vers, brèves notations peut-être anciennes, œuvre de gens de ce pays, dont ils fixent quelques aspects d'une manière originale.
Rabat, mai 1926.
- Adrar n Dren est le nom que les Chleuh donnent au grand Atlas. « Les Barbares l'appellent Dyrin » disait déjà Strabon, livre 17, ch. 3. Peut-être faut-il y voir une déformation de « Adrar n idraren », la montagne des montagnes.
- Agoundis est une haute vallée du pays Goundafi, au pied du Djebel Ouankrim.
- Ait Semmeg et Ounein sont deux tribus du versant Sud de l'Atlas voisines des Goundafa et qui leur sont rattachées.
- Le poète compare le don précieux que lui a fait son ami à la belle eau pure et glacée de la haute montagne.