Le poison qui arriva du ciel
Ignacio Cemberro, El Pais, 9 février 2002
Traduit de l’espagnol par Monica Gongora Font
Traduit de l’espagnol par Monica Gongora Font
" Il tombait quelque chose comme du soufre. Les gens devenaient aveugles. Leur peau se noircissait et ils la perdaient. Le bétail gonflait et, ensuite, mourait. Soudainement, les plantes séchaient. Durant des semaines, on ne pouvait pas boire l’eau des ruisseaux. On me disait que l’eau était empoisonnée ".
Mohammed Faraji, 91 ans, était un adolescent quand, dans les années vingt, l’armée espagnole conquit le Rif, mais il se souvient encore clairement du haraj (poison) que jetaient les avions ennemis sur les villages du nord du Maroc.
" Les bombes tombaient partout ", ajoute Faraji, contrarié d’avoir interrompu sa collecte de haricots verts afin de s’occuper du journaliste qui l’avait localisé dans un potager du village de Tafdna, proche d’Al-Hoceima. " Les gens construisaient des grottes pour se cacher et tenter de protéger le bétail ". " Là-bas, ils se cachaient quand ils entendaient le bruit d’un avion ". " Les attaques n’ont pas duré longtemps ". Hadou El Kayid Omar Massaud, ex-combattant des milices rifaines n’a pas, à l’âge de 102 ans, des souvenirs aussi précis. Chez lui, assis dans le salon de sa maison d’Adjid, il évoque vaguement quelques cas d’asphyxie chez ceux qui suivirent Abdelkrim Khattabi, le chef historique de la résistance contre l’invasion espagnole. Quand, finalement, les militaires espagnols pénétrèrent dans le village, il fut étonné par leur " acharnement à acheter les fragments de bombes ", comme s’ils avaient voulu effacer toute trace.
Bombes X
Le poison mentionné par Mohamed Faraji ou l’asphyxie dont parle El Kayid Omar Massaud étaient appelés dans un premier temps " bombes spéciales " ou " bombes X " dans la correspondance échangée entre le haut commandement espagnol au Maroc et le gouvernement afin d’éviter d’écrire son véritable nom : armes chimiques.
Entre 1921 et 1927, l’armée espagnole utilisa systématiquement dans le Rif du phosgène, du diphosgène, de la chloropicrine et, surtout, de l’ypérite, un produit plus connu sous le nom de gaz moutarde. La première preuve sur les ventes de Berlin au gouvernement espagnol d’armes chimiques et sur l’aide allemande à la construction de l’usine " La Marañosa " (Tolède) fut apportée en 1990 par deux chercheurs allemands, Rudibert Kunz et Rolf-Dieter Müller, dans leur livre Giftgas gegen Abd el Krim. Deutschland, Spanien und der Gaskrieg in Spanisch-Marokko 1922-1927 (Du gaz mortel contre Abdelkrim. Allemagne, Espagne et la guerre chimique au Maroc espagnol).
Il y a eu aussi une demi-douzaine d’historiens, espagnols et étrangers, qui ont traité le sujet superficiellement, mais le Britannique Sebastian Balfour, professeur à la London School of Economics, publiera le mois prochain le premier livre, Abrazo Mortal (Étreinte mortelle, éditions Península), qui retrace l’escalade chimique de la guerre coloniale.
Son œuvre, fruit de quatre années de recherches, apporte plusieurs nouveautés sur ce qui fut la troisième utilisation dans l’histoire – après la Première guerre mondiale en Europe, et par le Royaume Uni, en Irak, en 1919 – d’un armement interdit par les traités internationaux.
" J’ai toujours été réfractaire à l’utilisation de gaz asphyxiants contre les indigènes, mais après ce qu’ils ont fait et par leur conduite traîtresse et fallacieuse (à la bataille d’Anoual), je vais les employer avec une vraie délectation ", écrivait dans un télégramme le général Dámaso Berenguer, haut commissaire espagnol à Tétouan, le 12 août 1921.
Quatre ans après cette défaite fracassante, le roi Alphonse XIII affirmait à l’attaché militaire français à Madrid, qu’il recevait en audience, qu’il fallait laisser de côté les " vaines considérations humanitaires ", parce que " avec l’aide du gaz le plus nuisible ", on sauverait beaucoup de vies espagnoles et françaises. " L’important est d’exterminer, comme on le fait avec les mauvaises bêtes, les Beni Ourriaguel et les tribus plus proches d’Abdelkrim ", conclut le monarque.
Après une minutieuse enquête à l’aide des archives espagnoles, françaises et britanniques, Balfour date la première attaque espagnole au phosgène au mois de novembre 1921, aux alentours de Tanger. Le gaz moutarde fit son apparition lors de la bataille de Tizzi Azza, en juillet de 1923. Il fallut attendre un an de plus pour que, pour la première fois, l’aviation bombarde une tribu, celle de Beni Touzin en utilisant des armes meurtrières.
Les aéroplanes espagnols " ont gravement endommagé les villages rebelles, en utilisant souvent des bombes de gaz lacrymogènes et asphyxiants qui ont fait des ravages parmi la population pacifique ", informa peu après le maréchal Lyautey, l’autorité supérieure du Maroc français. " Grand nombre de femmes et d’enfants se sont rendus à Tanger pour recevoir un traitement médical… ".
H. Pughe Lloyd, un officiel britannique qui parcourut la zone, confirme ceci dans un communiqué destiné à son ministre de la Guerre en janvier 1926 : " Beaucoup de Rifains moururent et un grand nombre d’entre eux se rendirent dans des secteurs moins belliqueux avec l’espoir de recevoir un traitement. Surtout ils étaient à moitié aveugles ou ils avaient les poumons très affectés ".
Balfour assure que de nombreux rapports témoignent que la stratégie militaire espagnole consistait à choisir les zones plus peuplées et les moments de grand rassemblement pour lancer les bombes chimiques, au point que les Rifains ouvrirent les souks commerciaux la nuit, quand l’ennemi n’avait pas la possibilité d’attaquer.
L’historien britannique soutient qu’il y eut aussi " un nombre relativement élevé de victimes parmi les Espagnols par une manipulation négligente des armes chimiques dans les ateliers ou pour conquérir précipitamment des territoires qui venaient d’être bombardés avant que les effets meurtriers du gaz ne se dissipent. "
Un sujet incommode et entouré de silence
La guerre coloniale s’achève en 1927, et avec la reddition des derniers Rifains cette facette inhumaine du conflit tomba dans l’oubli pendant 63 ans. Balfour attribue ceci au fait que dans " les réunions de politiciens et de militaires où l’on traitait du sujet des armes chimiques, soit on ne dressait pas de procès-verbal, soit les procès verbaux étaient détruits ou cachés ". " Tout a été soigneusement dissimulé ".
D’autres facteurs expliquent aussi ce silence. " Les historiens pro-franquistes, dont beaucoup de militaires, ne se dédièrent pas à des affaires délicates ou moralement explosives ", signale Morten Heiberg, professeur agrégé de l’université de Copenhague. " Ils ont laissé le sujet de côté également à cause des difficultés pour accéder, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, aux archives du protectorat espagnol au Maroc ", ajoute Jean-Marc Delaunay, professeur agrégé de l’université de Paris.
Même l’État marocain n’a jamais eu un intérêt spécial à sortir de l’oubli ces épisodes meurtriers. Le soulèvement d’Abdelkrim étant, d’une certaine manière, une guerre pour l’indépendance du nord du Maroc, le sultan collabora avec les puissances coloniales pour écraser les rebelles. Le Rif se souleva à nouveau en 1958 et 1959, et ce fut alors Hassan, encore prince héritier, le responsable de l’étouffement de ce soulèvement.
Le livre des chercheurs allemands et d’autres travaux postérieurs ont rafraîchi la mémoire des Rifains. Quelques notables fondèrent en juillet 1999 l’Association de défense des victimes du gaz toxique dans le Rif. " Nous pensions que les autorités allaient s’y opposer à cause du mot Rif mais le permis fut obtenu sans problème ", signale Aziz Benazouz, vice-président de l’association et secrétaire général de la CDT, le principal syndicat marocain, dans la province d’Al-Hoceima.
Que revendique l’association ? " Nous voulons, en premier lieu, que l’Espagne avoue ses crimes et demande pardon ", répond-il. " Nous voulons aussi qu’elle finance une recherche sur les causes des taux élevés de cancer dans le Rif et, si un rapport avec l’utilisation d’armes chimiques est établi, nous demanderons à l’État espagnol qu’il nous indemnise collectivement en construisant un hôpital spécialisé en oncologie dont la région est dépourvue, et en améliorant les infrastructures. "
Une bonne partie de la famille de Benazouz, comme celle d’Ilias El Omari, président de l’association, et celle de beaucoup d’autres rifains, est morte du cancer, une cause de mortalité plus fréquente dans le Rif que dans le reste du pays. Même le directeur de l’Institut national d’oncologie à Rabat, le professeur B. El Gueddari, l’a reconnu dans une conversation téléphonique avec ce correspondant : " Oui, l’indice est un peu plus élevé dans le nord, mais on ne peut scientifiquement dire quelle en est la raison ".
Revendications
L’association fut autorisée, mais ses tentatives de présenter ses revendications par l’organisation de congrès ont été interdites par le ministère de l’Intérieur marocain sans aucune explication. " Je soupçonne qu’ils le font pour ne pas embrouiller encore plus les relations déjà détériorées avec l’Espagne ", précise Ilias El Omari.
Curieusement, toute la presse marocaine, même celle qui est liée au régime, a protesté avec véhémence contre les restrictions d’information. " Une interdiction inacceptable ", titrait en première page le journal Al Bayane, organe du PPS, un parti qui est intégré dans la coalition gouvernementale. " Les victimes ne réussissent pas à faire entendre leur voix ", se lamente le journal Aujourd’hui le Maroc.
Le refus du ministère de l’Intérieur d’autoriser des congrès paraît plutôt imputable aux connotations nationalistes rifaines de l’association qui partage le siège et les cadres de direction avec d’autres organisations culturelles qui encouragent, par exemple, l’utilisation de l’amazigh, la langue des Berbères ; elles sollicitent aussi la transformation en musée du quartier général d’Abdelkrim ou revendiquent le rapatriement à Ajdir, son lieu de naissance, des restes d’Abdelkrim, enterré au Caire où il est mort.
Ce n’est pas pour rien que le propre fils d’Abdelkrim, Saïd Khattabi, exilé volontairement au Caire, a pris la tête des revendications. " L’Espagne ", écrivit-il dans une lettre ouverte publiée la semaine dernière par les journaux Al Alam et Al Bayan El Yom, " doit maintenant compenser ses fautes et aider sérieusement la région à récupérer le temps perdu durant la colonisation espagnole ".
" Ne nous interprétez pas mal ", intervient Omar Mussa, un autre des responsables de l’association d’Al-Hoceima. " Nous sommes autonomistes, pas séparatistes, parce que nous croyons que la décentralisation est la meilleure manière pour sortir de la marginalisation à laquelle nous avons été soumis pendant des décennies ". " Revendiquer le Rif est faire un apport à la démocratisation en marche au Maroc ", ajoute Aziz Benazouz.
Durant son long règne, Hassan II n’a jamais mis les pieds dans la région qui s’est rebellée contre son père. Son fils, Mohamed VI, a voulu réconcilier la couronne avec le nord, et ce fut là-bas qu’il effectua en 1999 son premier voyage officiel. Ce fut aussi à Tétouan où, pour la première fois, eut lieu en juillet la cérémonie de la beia, le serment annuel de fidélité au monarque. Et l’automne déjà commencé, le souverain annonça que la régionalisation du Maroc commencerait par le Sahara et par le nord. " Mais ici, il s’écoule beaucoup de temps entre les paroles et les faits ", se plaint un habitant d’Al-Hoceima.
Mohammed Faraji, 91 ans, était un adolescent quand, dans les années vingt, l’armée espagnole conquit le Rif, mais il se souvient encore clairement du haraj (poison) que jetaient les avions ennemis sur les villages du nord du Maroc.
" Les bombes tombaient partout ", ajoute Faraji, contrarié d’avoir interrompu sa collecte de haricots verts afin de s’occuper du journaliste qui l’avait localisé dans un potager du village de Tafdna, proche d’Al-Hoceima. " Les gens construisaient des grottes pour se cacher et tenter de protéger le bétail ". " Là-bas, ils se cachaient quand ils entendaient le bruit d’un avion ". " Les attaques n’ont pas duré longtemps ". Hadou El Kayid Omar Massaud, ex-combattant des milices rifaines n’a pas, à l’âge de 102 ans, des souvenirs aussi précis. Chez lui, assis dans le salon de sa maison d’Adjid, il évoque vaguement quelques cas d’asphyxie chez ceux qui suivirent Abdelkrim Khattabi, le chef historique de la résistance contre l’invasion espagnole. Quand, finalement, les militaires espagnols pénétrèrent dans le village, il fut étonné par leur " acharnement à acheter les fragments de bombes ", comme s’ils avaient voulu effacer toute trace.
Bombes X
Le poison mentionné par Mohamed Faraji ou l’asphyxie dont parle El Kayid Omar Massaud étaient appelés dans un premier temps " bombes spéciales " ou " bombes X " dans la correspondance échangée entre le haut commandement espagnol au Maroc et le gouvernement afin d’éviter d’écrire son véritable nom : armes chimiques.
Entre 1921 et 1927, l’armée espagnole utilisa systématiquement dans le Rif du phosgène, du diphosgène, de la chloropicrine et, surtout, de l’ypérite, un produit plus connu sous le nom de gaz moutarde. La première preuve sur les ventes de Berlin au gouvernement espagnol d’armes chimiques et sur l’aide allemande à la construction de l’usine " La Marañosa " (Tolède) fut apportée en 1990 par deux chercheurs allemands, Rudibert Kunz et Rolf-Dieter Müller, dans leur livre Giftgas gegen Abd el Krim. Deutschland, Spanien und der Gaskrieg in Spanisch-Marokko 1922-1927 (Du gaz mortel contre Abdelkrim. Allemagne, Espagne et la guerre chimique au Maroc espagnol).
Il y a eu aussi une demi-douzaine d’historiens, espagnols et étrangers, qui ont traité le sujet superficiellement, mais le Britannique Sebastian Balfour, professeur à la London School of Economics, publiera le mois prochain le premier livre, Abrazo Mortal (Étreinte mortelle, éditions Península), qui retrace l’escalade chimique de la guerre coloniale.
Son œuvre, fruit de quatre années de recherches, apporte plusieurs nouveautés sur ce qui fut la troisième utilisation dans l’histoire – après la Première guerre mondiale en Europe, et par le Royaume Uni, en Irak, en 1919 – d’un armement interdit par les traités internationaux.
" J’ai toujours été réfractaire à l’utilisation de gaz asphyxiants contre les indigènes, mais après ce qu’ils ont fait et par leur conduite traîtresse et fallacieuse (à la bataille d’Anoual), je vais les employer avec une vraie délectation ", écrivait dans un télégramme le général Dámaso Berenguer, haut commissaire espagnol à Tétouan, le 12 août 1921.
Quatre ans après cette défaite fracassante, le roi Alphonse XIII affirmait à l’attaché militaire français à Madrid, qu’il recevait en audience, qu’il fallait laisser de côté les " vaines considérations humanitaires ", parce que " avec l’aide du gaz le plus nuisible ", on sauverait beaucoup de vies espagnoles et françaises. " L’important est d’exterminer, comme on le fait avec les mauvaises bêtes, les Beni Ourriaguel et les tribus plus proches d’Abdelkrim ", conclut le monarque.
Après une minutieuse enquête à l’aide des archives espagnoles, françaises et britanniques, Balfour date la première attaque espagnole au phosgène au mois de novembre 1921, aux alentours de Tanger. Le gaz moutarde fit son apparition lors de la bataille de Tizzi Azza, en juillet de 1923. Il fallut attendre un an de plus pour que, pour la première fois, l’aviation bombarde une tribu, celle de Beni Touzin en utilisant des armes meurtrières.
Les aéroplanes espagnols " ont gravement endommagé les villages rebelles, en utilisant souvent des bombes de gaz lacrymogènes et asphyxiants qui ont fait des ravages parmi la population pacifique ", informa peu après le maréchal Lyautey, l’autorité supérieure du Maroc français. " Grand nombre de femmes et d’enfants se sont rendus à Tanger pour recevoir un traitement médical… ".
H. Pughe Lloyd, un officiel britannique qui parcourut la zone, confirme ceci dans un communiqué destiné à son ministre de la Guerre en janvier 1926 : " Beaucoup de Rifains moururent et un grand nombre d’entre eux se rendirent dans des secteurs moins belliqueux avec l’espoir de recevoir un traitement. Surtout ils étaient à moitié aveugles ou ils avaient les poumons très affectés ".
Balfour assure que de nombreux rapports témoignent que la stratégie militaire espagnole consistait à choisir les zones plus peuplées et les moments de grand rassemblement pour lancer les bombes chimiques, au point que les Rifains ouvrirent les souks commerciaux la nuit, quand l’ennemi n’avait pas la possibilité d’attaquer.
L’historien britannique soutient qu’il y eut aussi " un nombre relativement élevé de victimes parmi les Espagnols par une manipulation négligente des armes chimiques dans les ateliers ou pour conquérir précipitamment des territoires qui venaient d’être bombardés avant que les effets meurtriers du gaz ne se dissipent. "
Un sujet incommode et entouré de silence
La guerre coloniale s’achève en 1927, et avec la reddition des derniers Rifains cette facette inhumaine du conflit tomba dans l’oubli pendant 63 ans. Balfour attribue ceci au fait que dans " les réunions de politiciens et de militaires où l’on traitait du sujet des armes chimiques, soit on ne dressait pas de procès-verbal, soit les procès verbaux étaient détruits ou cachés ". " Tout a été soigneusement dissimulé ".
D’autres facteurs expliquent aussi ce silence. " Les historiens pro-franquistes, dont beaucoup de militaires, ne se dédièrent pas à des affaires délicates ou moralement explosives ", signale Morten Heiberg, professeur agrégé de l’université de Copenhague. " Ils ont laissé le sujet de côté également à cause des difficultés pour accéder, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, aux archives du protectorat espagnol au Maroc ", ajoute Jean-Marc Delaunay, professeur agrégé de l’université de Paris.
Même l’État marocain n’a jamais eu un intérêt spécial à sortir de l’oubli ces épisodes meurtriers. Le soulèvement d’Abdelkrim étant, d’une certaine manière, une guerre pour l’indépendance du nord du Maroc, le sultan collabora avec les puissances coloniales pour écraser les rebelles. Le Rif se souleva à nouveau en 1958 et 1959, et ce fut alors Hassan, encore prince héritier, le responsable de l’étouffement de ce soulèvement.
Le livre des chercheurs allemands et d’autres travaux postérieurs ont rafraîchi la mémoire des Rifains. Quelques notables fondèrent en juillet 1999 l’Association de défense des victimes du gaz toxique dans le Rif. " Nous pensions que les autorités allaient s’y opposer à cause du mot Rif mais le permis fut obtenu sans problème ", signale Aziz Benazouz, vice-président de l’association et secrétaire général de la CDT, le principal syndicat marocain, dans la province d’Al-Hoceima.
Que revendique l’association ? " Nous voulons, en premier lieu, que l’Espagne avoue ses crimes et demande pardon ", répond-il. " Nous voulons aussi qu’elle finance une recherche sur les causes des taux élevés de cancer dans le Rif et, si un rapport avec l’utilisation d’armes chimiques est établi, nous demanderons à l’État espagnol qu’il nous indemnise collectivement en construisant un hôpital spécialisé en oncologie dont la région est dépourvue, et en améliorant les infrastructures. "
Une bonne partie de la famille de Benazouz, comme celle d’Ilias El Omari, président de l’association, et celle de beaucoup d’autres rifains, est morte du cancer, une cause de mortalité plus fréquente dans le Rif que dans le reste du pays. Même le directeur de l’Institut national d’oncologie à Rabat, le professeur B. El Gueddari, l’a reconnu dans une conversation téléphonique avec ce correspondant : " Oui, l’indice est un peu plus élevé dans le nord, mais on ne peut scientifiquement dire quelle en est la raison ".
Revendications
L’association fut autorisée, mais ses tentatives de présenter ses revendications par l’organisation de congrès ont été interdites par le ministère de l’Intérieur marocain sans aucune explication. " Je soupçonne qu’ils le font pour ne pas embrouiller encore plus les relations déjà détériorées avec l’Espagne ", précise Ilias El Omari.
Curieusement, toute la presse marocaine, même celle qui est liée au régime, a protesté avec véhémence contre les restrictions d’information. " Une interdiction inacceptable ", titrait en première page le journal Al Bayane, organe du PPS, un parti qui est intégré dans la coalition gouvernementale. " Les victimes ne réussissent pas à faire entendre leur voix ", se lamente le journal Aujourd’hui le Maroc.
Le refus du ministère de l’Intérieur d’autoriser des congrès paraît plutôt imputable aux connotations nationalistes rifaines de l’association qui partage le siège et les cadres de direction avec d’autres organisations culturelles qui encouragent, par exemple, l’utilisation de l’amazigh, la langue des Berbères ; elles sollicitent aussi la transformation en musée du quartier général d’Abdelkrim ou revendiquent le rapatriement à Ajdir, son lieu de naissance, des restes d’Abdelkrim, enterré au Caire où il est mort.
Ce n’est pas pour rien que le propre fils d’Abdelkrim, Saïd Khattabi, exilé volontairement au Caire, a pris la tête des revendications. " L’Espagne ", écrivit-il dans une lettre ouverte publiée la semaine dernière par les journaux Al Alam et Al Bayan El Yom, " doit maintenant compenser ses fautes et aider sérieusement la région à récupérer le temps perdu durant la colonisation espagnole ".
" Ne nous interprétez pas mal ", intervient Omar Mussa, un autre des responsables de l’association d’Al-Hoceima. " Nous sommes autonomistes, pas séparatistes, parce que nous croyons que la décentralisation est la meilleure manière pour sortir de la marginalisation à laquelle nous avons été soumis pendant des décennies ". " Revendiquer le Rif est faire un apport à la démocratisation en marche au Maroc ", ajoute Aziz Benazouz.
Durant son long règne, Hassan II n’a jamais mis les pieds dans la région qui s’est rebellée contre son père. Son fils, Mohamed VI, a voulu réconcilier la couronne avec le nord, et ce fut là-bas qu’il effectua en 1999 son premier voyage officiel. Ce fut aussi à Tétouan où, pour la première fois, eut lieu en juillet la cérémonie de la beia, le serment annuel de fidélité au monarque. Et l’automne déjà commencé, le souverain annonça que la régionalisation du Maroc commencerait par le Sahara et par le nord. " Mais ici, il s’écoule beaucoup de temps entre les paroles et les faits ", se plaint un habitant d’Al-Hoceima.