Kawsan |
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H. Claudot-Hawad, « Kawsan », in Encyclopédie berbère, 27 | Kairouan – Kifan Bel-Ghomari [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 26 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/1316
Kawsan, Touareg noble des Ikazkazen de l'Aïr, fut le leader du soulèvement général des Touaregs contre la colonisation française, qui éclata dans l'Aïr entre 1916 et 1918. Ce projet de lutte, dont les germes apparaissent seize ans avant son émergence dans l'Aïr, mobilisa les cinq grands pôles politiques touaregs. Il inspira une grande crainte aux autorités coloniales qui déployèrent pour le combattre des moyens à la hauteur de cette peur (Camel, 2003). Le nom de Kawsan est devenu synonyme de cette époque difficile, marquée par la guerre, la résistance, les privations, l'exil et une répression extrême contre la population par l'armée coloniale : après la révolte, la démographie de l'Aïr avait diminué de moitié (Fuglestadt 1976 : 98).
L'itinéraire
Kawsan ag Kedda, prononcé aussi ag Gedda, est issu de l'une des quatre tribus nobles des Ikazkazen de l'Aïr : les Igerzawen, dont les familles, après la mort au combat de leur chef Wuro en 1905, se fondirent dans les autres groupements Ikazkazen de l'Aïr, de la Tagama et de l'Alakouas (Claudot-Hawad 1990). Des informations coloniales fantaisistes, textuellement reprises par des auteurs récents, ont décrit Kawsan comme un Ikazkazen de mère esclave, né au Damergou vers 1880 et appartenant à la tribu des « Iguernazen » (par exemple, Salifou 1973 : 55), souvent assimilés aux Imezzurag. Une confusion s'est produite ici entre les Igerzawen de l'Aïr, les Imezzurag de Gangara au Damergou (Nicolas 1950 : 97) et enfin les Ikazkazen du Damergou oriental et de l'Alakouas. Cette identité erronée de Kawsan a servi à échafauder, sur le mode évolutionniste, de grandes théories d'émancipation sociale empruntées au modèle de la lutte des classes (par ex., Bourgeot 1979), aussi attractives pour les sensibilités occidentales que privées de pertinence au regard des faits réels. Kawsan faisait partie de la vague d'exilés qui dès 1899, à la suite de la défaite touarègue d'Egatragh contre l'armée française, partit de l'Aïr en direction de l'Est avec l'idée de structurer une résistance nouvelle à l'extérieur du pays touareg. Cette attitude contrastait avec la conception ancienne de l'honneur guerrier et de la suzeraineté exigeant de ne pas quitter le territoire et de rester auprès de ses dépendants pour les défendre et les protéger. Cette position constituait l'un des aspects d'une stratégie d'ensemble des Ikazkazen (ainsi que d'autres confédérations), consistant à laisser une partie de leurs effectifs guerriers continuer la résistance sur place en dépit de l'inégalité des armes, tandis que l'autre cherchait des moyens de lutte à l'extérieur du pays. L'itinéraire de Kawsan dans l'exil est celui d'un homme en quête de solutions pour « libérer le pays des Touaregs et ses lisières » (selon les termes d'un témoin, Fakando ag Sheykho). De longues années lui seront nécessaires pour trouver les moyens logistiques de réaliser son projet en mettant sur pied une armée moderne, équipée et organisée. |
Dans cette période passée hors de l'Aïr, les pistes incroyablement entrecroisées que suit Kawsan montrent à quel point les alliances qu'il noue au gré des possibilités étaient instrumentales, plutôt qu'idéologiques. Ainsi, d'après Salifou (1973), il se signale en 1909 au Kanem dans les rangs de la confrérie Sanûsiya, au cours d'une bataille contre les Français. La Sanûsiya, qui cherche à repousser les Italiens, lui confie alors le commandement de l'Ennedi. Après des pillages conduits dans cette même région, Kawsan, harcelé par les Français, se réfugie au Darfour. Mais en litige avec le chef de ce pays, il se dirige en 1911 dans l'Ennedi septentrional où il demande asile au nom du chef de la Sanûsiya : Mohamed Souni. En 1912, « dépouillé à son tour par des Gaèdas et des Nakazzas, qui furent d'abord ses victimes, Kawsan s'enfuit au Borkou » d'où il aurait été chassé par Mohammed Souni, en raison de sa conduite. Sentant sa situation compromise, il trompe les Français, dont il obtient des chameaux pour se rendre à Arada. Entre-temps, les Turcs se sont installés au Borkou et Kawsan se met à leur service. En 1915, il apporte son concours au fils de Mohammed Souni dans une bataille contre les Italiens. En février 1916, sa présence est signalée dans le Djebel tripolitain. En août 1916, il se trouve à Ghat « à la tête de deux cents réguliers muni d'un canon tirailleur » (Salifou 1973 : 56-57).
Abandonnant alors la mission dont l'a investi son alliée, la Sanûsiya, Kawsan retourne dans l'Aïr après avoir annoncé son arrivée aux siens, les invitant à se rallier à son action. Le 13 décembre 1916 (voir Salifou 1973 : 66), sa troupe armée encercle et occupe la ville d'Agadez, mais le canon de Kawsan ne parviendra pas à détruire le camp militaire français. C'est le début d'une longue série d'affrontements qui, avec la mobilisation de toutes les forces coloniales (dont une aide anglaise de près de 400 hommes et l'enrôlement dans les rangs coloniaux d'auxiliaires touaregs) va aboutir à des défaites, à des retraits (dont celui de Moussa ag Amastan, chef de l'Ahaggar sous tutelle française), et à des repliements successifs des résistants hors d'Agadez (13 juillet 1917) puis de l'Aïr (25 mars 1918). Chaque bataille perdue entraîne son contingent de soumissions, tandis que le rang des irréductibles composé par la majorité des Ikazkazen et des Ifaden et une partie des Kel Gharus, Kel Ewey, Kel Ahaggar, Iwellemmeden de l'Est suivant Elkhurer, Kel Ajjer et enfin Chaâmba enrôlés par Kawsan, poursuivra la résistance hors de l'Aïr.
Après une échappée audacieuse dans le désert en plein été, Kawsan part à la recherche d'alliés et mène plusieurs combats. Il sera finalement tué par les Turcs en janvier 1919 et sa troupe décimée à Gatrun, dans le Fezzan. Certains rescapés iront jusqu'à Zinder pour accomplir la « soumission ». Un petit nombre de guerriers restera dans le maquis avec Tagama, l'amenukal de l'Aïr, qui sera peu après arrêté, puis étranglé dans sa cellule par un officier français (affaire Vitali ; voir Fuglestadt 1976). Enfin, après l'ultime défaite, un certain nombre des compagnons de Kawsan préférera s'exiler à jamais loin des tentes, demeurant dans des régions relevant actuellement du Tchad et du Soudan.
Un novateur politique et militaireL'action de Kawsan dans le domaine militaire aussi bien que politique et idéologique a durablement marqué la société touarègue. Kawsan fut en effet novateur sur plusieurs plans ; novateur non isolé cependant comme le soulignent les récits historiques touaregs qui insistent sur l'aspect concerté de son action appartenant à une stratégie élaborée et choisie par nombre de ses proches pour faire face à une situation historique inédite. Kawsan sut par ailleurs s'appuyer pleinement sur les ressources humaines dont son éducation l'avait doté : pour déployer son action, il mobilisa en effet le vaste réseau de relations sociales, commerciales et politiques des Ikazkazen de l'Aïr, qui le reliait aux Uraghen de l'Ajjer et lui donnait un accès direct à la Tripolitaine, au Fezzan, au Sud tunisien, au Gourara et au Touat. Vers l'Est, ses relais allaient jusqu'en Égypte et vers le Sud, jusqu'à Kano et Sakato au Nigeria.
Dans son projet politique, Kawsan reprenait le principe égalitaire développé dans le système confédéral des ighollan de l'Aïr en l'étendant aux individus. Il a été le premier à appliquer avec constance l'idée qu'un individu se définit par ses actions et non par son rang, sa classe ou sa filiation. À ce propos, il n'a jamais hésité à se heurter au paternalisme des anciens. Il envisageait d'ailleurs de supprimer la fonction des chefs traditionnels (ettebelen), garants de l'idéologie de la protection, pour leur substituer un représentant politique unique, tentative de centralisation, dont l'ébauche n'était jusqu'ici que faiblement institutionnalisé par la possibilité de convoquer l'Assemblée interconfédérale et par les fonctions de l'amenukal d'Agadez (Claudot-Hawad 1990). Dans l'idée de Kawsan, probablement inspiré également par l'organisation politique des États modernes qu'il connaissait, les pouvoirs (s'équilibrant jusque-là entre les grands pôles confédéraux) seraient concentrés entre les mains d'une sorte de président qui ne serait plus seulement un arbitre entre les chefs de confédérations, mais aurait aussi un pouvoir exécutif. Il a conceptualisé cette fonction en utilisant pour la désigner le terme métaphorique de agefaf, qui désigne, sur l'échine d'un animal de monte, le matelas de chair et de muscles qui protège les os du poids de la selle.
Sur le plan militaire, de même, Kawsan innova : il constitua une armée professionnelle qui recrutait ses membres dans toutes les catégories sociales touarègues, aussi bien guerrières que pacifistes (religieux, artisans, esclaves) et également à l'extérieur de la société (Chaanbas, Harratin du Fezzan…), en adéquation avec l'idée que seules les capacités individuelles doivent conférer à chacun une fonction et une place particulière dans la société.
Il s'agissait de former des guerriers « sages, disciplinés et entraînés aux tactiques et aux coups bas de la guerre moderne » (récit de Fakando ag Sheykho, in Claudot-Hawad 1990). Cependant, la tactique de guérilla qu'il essaya d'inculquer à ses combattants contrariait profondément l'honneur et les valeurs touaregs de l'époque.
L'armée de Kawsan était divisée en plusieurs sections qui chacune avait une fonction : la défense intérieure, les attaques offensives avec des unités légères et rapides envoyées à l'extérieur, tandis que l'Assemblée siégeait dans le groupe le moins mobile qui comprenait les troupeaux et les tentes avec les femmes et les enfants. Notons que cette répartition des forces a été le plus souvent assimilée dans l'histoire coloniale à de « l'anarchie » ou au résultat de « dissensions internes » (Salifou 1973 : 136).
Mais pour Kawsan et ses proches conseillers, une bonne résistance avait également besoin d'une formation idéologique car, disait Kawsan (témoignage de Fakando ag Sheykho) : « les blessures d'une guerre qui a sa propagande (tisunt), même les griffures du feu ne l'effaceront pas ».
Dans tous les récits et les commentaires recueillis parmi les personnes qui furent étroitement mêlées à cette guerre, l'accent est mis sur la position politique de Kawsan, qui apparaît indissociable de ses stratégies militaires. Son ambition n'était pas seulement d'unifier et de restructurer l'armée touarègue, mais aussi la société elle-même. Cependant, la solution politique proposée par Kawsan pour que la société résiste et survive n'était pas acceptable pour tous et l'opposa tout au long de son itinéraire à certains chefs traditionnels.
Ces deux tendances politiques s'affrontèrent une deuxième fois lorsque Kawsan, cerné par l'armée française, envisagea de quitter l'Aïr. Trois solutions se profilaient : la première était la soumission, exclue pour Kawsan ; la deuxième était le combat jusqu'à l'extinction, comme le voulait la guerre d'honneur, ce qu'il rejetait car il croyait en une troisième voie, celle de l'exil qui donnerait la possibilité de reconstituer une nouvelle base. C'est ainsi que, pour assurer la relève, il emmena avec lui les enfants de plus de sept ans dont les pères avaient pris part au combat.
Le rôle de la Sanûsiya et de l'engagement religieux dans la guerre de Kawsan a été considéré dans de nombreuses publications comme le principe moteur de la révolte touarègue. Ce fut la thèse coloniale dominante, reconduite dans beaucoup de travaux plus récents (par exemple Bourgeot 1979, Casajus 1990, Triaud 1999, etc.). À l'encontre de cette analyse, les thèses développées par les acteurs touaregs de l'époque n'accordent à la Sanûsiya qu'une fonction instrumentale. Il est indéniable que Kawsan a utilisé l'argument de la guerre sainte lorsque cela lui semblait utile. Si ce registre a probablement concerné certains Touaregs dans cette révolte, il n'a joué aucun rôle idéologique chez son initiateur, Kawsan, ni chez ses proches ou ceux qui le suivirent jusqu'à la fin. L'amenukal de l'Aïr, Tagama, dont certains ont fait le meneur de la « guerre sainte » (par ex. Casajus, 1990) en s'appuyant sur ses attributs officiels de « chef de l'islam », ne paraît pas davantage être réductible à cette fonction. Par contre, de l'avis général, les responsabilités assumées par ce dernier en tant qu'arbitre des Touaregs ont été essentielles, notamment pendant le siège d'Agadez.
Un personnage complexe
En conclusion, Kawsan est un personnage au portrait complexe. Déterminé à défendre par tous les moyens la cause qui l'animait, il fut incontestablement un tacticien habile qui a joué sur tous les tableaux pour parvenir à ses fins. Son évocation provoque à la fois des sentiments de fierté et d'admiration – pour ses qualités guerrières et stratégiques, son audace et son irréductibilité contre l'envahisseur, pour son intelligence, pour son éloquence et son esprit brillant – tout en suscitant parfois le reproche d'avoir ruiné l'Aïr sur lequel s'est acharnée l'armée française.
« Kawsan, dit Baba des Ikazkazen, est un pic (azaghez), un homme complet, connaissant l'art de la parole et de la stratégie moderne, un guerrier sans peur qui, au combat, utilisait la ruse et l'embuscade et n'a jamais accepté d'être la cible de l'adversaire… Cette tactique de coups bas, beaucoup de Touaregs n'ont pu l'admettre à cause de leur honneur. Kawsan était un homme intelligent, de décision, fort, courageux, un homme qui n'admettait pas que la France domine les Touaregs. » (in Claudot-Hawad 1990)
La stratégie moderne de Kawsan et son projet politique qui bousculaient les valeurs anciennes de l'honneur et le système hiérarchique n'ont pas fait – et ne font toujours pas – l'unanimité. Même si la valeur de son action est reconnue, Kawsan est souvent opposé, dans une évaluation finale, à des hommes qui incarnent l'idéal de l'honneur guerrier chez les Touaregs, comme son cousin Adamber, alors chef des Ikazkazen.
Puisant son inspiration à plusieurs sources (internes et externes), Kawsan a été le promoteur d'un projet étatique moderne. Lui-même représentait un type nouveau de chef militaire et politique qui s'est affirmé non pas en référence à sa position sociale de noble qu'il jugeait contraignante, mais au nom d'un principe et d'une idéologie nouvelles.
De l'échec touareg contre l'invasion coloniale a été tirée une véritable leçon politique. C'est ainsi que la conception de Kawsan qui instaurait des rapports nouveaux entre honneur, morale et politique, a trouvé des ramifications au cœur même de la société touarègue. Adopté comme père symbolique par les marginaux ou les contestataires (par exemple, les bâtards, rejetés par la société, se donnent souvent le nom de ag Kawsan, « fils de Kawsan »), Kawsan compte également parmi ses héritiers, les ishumar qui ont choisi, à leur tour, le chemin de l'exil (voir à ce sujet Hawad 1990).
Dans la crise douloureuse et déchirante de l'occupation coloniale, Kawsan et ses compagnons de lutte ont élaboré un nouveau projet de société qui a durablement marqué le monde touareg.
Abandonnant alors la mission dont l'a investi son alliée, la Sanûsiya, Kawsan retourne dans l'Aïr après avoir annoncé son arrivée aux siens, les invitant à se rallier à son action. Le 13 décembre 1916 (voir Salifou 1973 : 66), sa troupe armée encercle et occupe la ville d'Agadez, mais le canon de Kawsan ne parviendra pas à détruire le camp militaire français. C'est le début d'une longue série d'affrontements qui, avec la mobilisation de toutes les forces coloniales (dont une aide anglaise de près de 400 hommes et l'enrôlement dans les rangs coloniaux d'auxiliaires touaregs) va aboutir à des défaites, à des retraits (dont celui de Moussa ag Amastan, chef de l'Ahaggar sous tutelle française), et à des repliements successifs des résistants hors d'Agadez (13 juillet 1917) puis de l'Aïr (25 mars 1918). Chaque bataille perdue entraîne son contingent de soumissions, tandis que le rang des irréductibles composé par la majorité des Ikazkazen et des Ifaden et une partie des Kel Gharus, Kel Ewey, Kel Ahaggar, Iwellemmeden de l'Est suivant Elkhurer, Kel Ajjer et enfin Chaâmba enrôlés par Kawsan, poursuivra la résistance hors de l'Aïr.
Après une échappée audacieuse dans le désert en plein été, Kawsan part à la recherche d'alliés et mène plusieurs combats. Il sera finalement tué par les Turcs en janvier 1919 et sa troupe décimée à Gatrun, dans le Fezzan. Certains rescapés iront jusqu'à Zinder pour accomplir la « soumission ». Un petit nombre de guerriers restera dans le maquis avec Tagama, l'amenukal de l'Aïr, qui sera peu après arrêté, puis étranglé dans sa cellule par un officier français (affaire Vitali ; voir Fuglestadt 1976). Enfin, après l'ultime défaite, un certain nombre des compagnons de Kawsan préférera s'exiler à jamais loin des tentes, demeurant dans des régions relevant actuellement du Tchad et du Soudan.
Un novateur politique et militaireL'action de Kawsan dans le domaine militaire aussi bien que politique et idéologique a durablement marqué la société touarègue. Kawsan fut en effet novateur sur plusieurs plans ; novateur non isolé cependant comme le soulignent les récits historiques touaregs qui insistent sur l'aspect concerté de son action appartenant à une stratégie élaborée et choisie par nombre de ses proches pour faire face à une situation historique inédite. Kawsan sut par ailleurs s'appuyer pleinement sur les ressources humaines dont son éducation l'avait doté : pour déployer son action, il mobilisa en effet le vaste réseau de relations sociales, commerciales et politiques des Ikazkazen de l'Aïr, qui le reliait aux Uraghen de l'Ajjer et lui donnait un accès direct à la Tripolitaine, au Fezzan, au Sud tunisien, au Gourara et au Touat. Vers l'Est, ses relais allaient jusqu'en Égypte et vers le Sud, jusqu'à Kano et Sakato au Nigeria.
Dans son projet politique, Kawsan reprenait le principe égalitaire développé dans le système confédéral des ighollan de l'Aïr en l'étendant aux individus. Il a été le premier à appliquer avec constance l'idée qu'un individu se définit par ses actions et non par son rang, sa classe ou sa filiation. À ce propos, il n'a jamais hésité à se heurter au paternalisme des anciens. Il envisageait d'ailleurs de supprimer la fonction des chefs traditionnels (ettebelen), garants de l'idéologie de la protection, pour leur substituer un représentant politique unique, tentative de centralisation, dont l'ébauche n'était jusqu'ici que faiblement institutionnalisé par la possibilité de convoquer l'Assemblée interconfédérale et par les fonctions de l'amenukal d'Agadez (Claudot-Hawad 1990). Dans l'idée de Kawsan, probablement inspiré également par l'organisation politique des États modernes qu'il connaissait, les pouvoirs (s'équilibrant jusque-là entre les grands pôles confédéraux) seraient concentrés entre les mains d'une sorte de président qui ne serait plus seulement un arbitre entre les chefs de confédérations, mais aurait aussi un pouvoir exécutif. Il a conceptualisé cette fonction en utilisant pour la désigner le terme métaphorique de agefaf, qui désigne, sur l'échine d'un animal de monte, le matelas de chair et de muscles qui protège les os du poids de la selle.
Sur le plan militaire, de même, Kawsan innova : il constitua une armée professionnelle qui recrutait ses membres dans toutes les catégories sociales touarègues, aussi bien guerrières que pacifistes (religieux, artisans, esclaves) et également à l'extérieur de la société (Chaanbas, Harratin du Fezzan…), en adéquation avec l'idée que seules les capacités individuelles doivent conférer à chacun une fonction et une place particulière dans la société.
Il s'agissait de former des guerriers « sages, disciplinés et entraînés aux tactiques et aux coups bas de la guerre moderne » (récit de Fakando ag Sheykho, in Claudot-Hawad 1990). Cependant, la tactique de guérilla qu'il essaya d'inculquer à ses combattants contrariait profondément l'honneur et les valeurs touaregs de l'époque.
L'armée de Kawsan était divisée en plusieurs sections qui chacune avait une fonction : la défense intérieure, les attaques offensives avec des unités légères et rapides envoyées à l'extérieur, tandis que l'Assemblée siégeait dans le groupe le moins mobile qui comprenait les troupeaux et les tentes avec les femmes et les enfants. Notons que cette répartition des forces a été le plus souvent assimilée dans l'histoire coloniale à de « l'anarchie » ou au résultat de « dissensions internes » (Salifou 1973 : 136).
Mais pour Kawsan et ses proches conseillers, une bonne résistance avait également besoin d'une formation idéologique car, disait Kawsan (témoignage de Fakando ag Sheykho) : « les blessures d'une guerre qui a sa propagande (tisunt), même les griffures du feu ne l'effaceront pas ».
Dans tous les récits et les commentaires recueillis parmi les personnes qui furent étroitement mêlées à cette guerre, l'accent est mis sur la position politique de Kawsan, qui apparaît indissociable de ses stratégies militaires. Son ambition n'était pas seulement d'unifier et de restructurer l'armée touarègue, mais aussi la société elle-même. Cependant, la solution politique proposée par Kawsan pour que la société résiste et survive n'était pas acceptable pour tous et l'opposa tout au long de son itinéraire à certains chefs traditionnels.
Ces deux tendances politiques s'affrontèrent une deuxième fois lorsque Kawsan, cerné par l'armée française, envisagea de quitter l'Aïr. Trois solutions se profilaient : la première était la soumission, exclue pour Kawsan ; la deuxième était le combat jusqu'à l'extinction, comme le voulait la guerre d'honneur, ce qu'il rejetait car il croyait en une troisième voie, celle de l'exil qui donnerait la possibilité de reconstituer une nouvelle base. C'est ainsi que, pour assurer la relève, il emmena avec lui les enfants de plus de sept ans dont les pères avaient pris part au combat.
Le rôle de la Sanûsiya et de l'engagement religieux dans la guerre de Kawsan a été considéré dans de nombreuses publications comme le principe moteur de la révolte touarègue. Ce fut la thèse coloniale dominante, reconduite dans beaucoup de travaux plus récents (par exemple Bourgeot 1979, Casajus 1990, Triaud 1999, etc.). À l'encontre de cette analyse, les thèses développées par les acteurs touaregs de l'époque n'accordent à la Sanûsiya qu'une fonction instrumentale. Il est indéniable que Kawsan a utilisé l'argument de la guerre sainte lorsque cela lui semblait utile. Si ce registre a probablement concerné certains Touaregs dans cette révolte, il n'a joué aucun rôle idéologique chez son initiateur, Kawsan, ni chez ses proches ou ceux qui le suivirent jusqu'à la fin. L'amenukal de l'Aïr, Tagama, dont certains ont fait le meneur de la « guerre sainte » (par ex. Casajus, 1990) en s'appuyant sur ses attributs officiels de « chef de l'islam », ne paraît pas davantage être réductible à cette fonction. Par contre, de l'avis général, les responsabilités assumées par ce dernier en tant qu'arbitre des Touaregs ont été essentielles, notamment pendant le siège d'Agadez.
Un personnage complexe
En conclusion, Kawsan est un personnage au portrait complexe. Déterminé à défendre par tous les moyens la cause qui l'animait, il fut incontestablement un tacticien habile qui a joué sur tous les tableaux pour parvenir à ses fins. Son évocation provoque à la fois des sentiments de fierté et d'admiration – pour ses qualités guerrières et stratégiques, son audace et son irréductibilité contre l'envahisseur, pour son intelligence, pour son éloquence et son esprit brillant – tout en suscitant parfois le reproche d'avoir ruiné l'Aïr sur lequel s'est acharnée l'armée française.
« Kawsan, dit Baba des Ikazkazen, est un pic (azaghez), un homme complet, connaissant l'art de la parole et de la stratégie moderne, un guerrier sans peur qui, au combat, utilisait la ruse et l'embuscade et n'a jamais accepté d'être la cible de l'adversaire… Cette tactique de coups bas, beaucoup de Touaregs n'ont pu l'admettre à cause de leur honneur. Kawsan était un homme intelligent, de décision, fort, courageux, un homme qui n'admettait pas que la France domine les Touaregs. » (in Claudot-Hawad 1990)
La stratégie moderne de Kawsan et son projet politique qui bousculaient les valeurs anciennes de l'honneur et le système hiérarchique n'ont pas fait – et ne font toujours pas – l'unanimité. Même si la valeur de son action est reconnue, Kawsan est souvent opposé, dans une évaluation finale, à des hommes qui incarnent l'idéal de l'honneur guerrier chez les Touaregs, comme son cousin Adamber, alors chef des Ikazkazen.
Puisant son inspiration à plusieurs sources (internes et externes), Kawsan a été le promoteur d'un projet étatique moderne. Lui-même représentait un type nouveau de chef militaire et politique qui s'est affirmé non pas en référence à sa position sociale de noble qu'il jugeait contraignante, mais au nom d'un principe et d'une idéologie nouvelles.
De l'échec touareg contre l'invasion coloniale a été tirée une véritable leçon politique. C'est ainsi que la conception de Kawsan qui instaurait des rapports nouveaux entre honneur, morale et politique, a trouvé des ramifications au cœur même de la société touarègue. Adopté comme père symbolique par les marginaux ou les contestataires (par exemple, les bâtards, rejetés par la société, se donnent souvent le nom de ag Kawsan, « fils de Kawsan »), Kawsan compte également parmi ses héritiers, les ishumar qui ont choisi, à leur tour, le chemin de l'exil (voir à ce sujet Hawad 1990).
Dans la crise douloureuse et déchirante de l'occupation coloniale, Kawsan et ses compagnons de lutte ont élaboré un nouveau projet de société qui a durablement marqué le monde touareg.
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- TRIAUD J.-L., 1995. La légende noire de la Sanûsiyya. Une confrérie musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930), MSH, Paris, 2 vol. [mondeberbere.com : voir le compte-rendu de lecture publié dans la REMMM]
[mondeberbere.com : autres articles sur Kawsan]
- TRIAUD J.-L., 1999. Kawsan : analyse d'un discours politique (1916-17), in Poncet Yveline (ed.). Les temps du Sahel : en hommage à Edmond Bernus. Paris : IRD, 1999, p. 149-172. [télécharger]